Oser définir l’œuvre d’Antoine Volodine est bien aventureux. Pardon à ceux qui depuis des années la commentent, l’observent et l’accompagnent. Ce qui va suivre sera donc, pour ceux qui ne connaissent pas Volodine, une entrée dans ses écrits, grâce à des extraits de ce que l’on appelle parfois des « récits chuchotés » du roman Le Port intérieur, paru en 1996 aux éditions de Minuit.
Breughel – mais est-ce son véritable nom ? – est en fuite depuis plusieurs années. Il s’est réfugié à Macao. Poursuivi, vraisemblablement parce que déserteur ou dissident et considéré comme traître par l’organisation à laquelle il appartenait, qu’il appelle tantôt le paradis mais plutôt, la plupart du temps, le Parti, il se terre dans un bidonville construit sur un marécage, dans une pièce humide et crasseuse dont la porte donne sur une ruelle encombrée de détritus et d’une humanité en errance. Breughel n’a pas réussi à échapper à Kotter ( mais Kotter n’est pas son nom ) l’envoyé du parti qui est venu pour le torturer et obtenir des renseignements à propos de Gloria, la femme que Breughel a aimée. Aime encore.
Breughel parle, parle, prisonnier de Kotter dont la propre parole se faufile dans le récit, mais peut-être ce que dit Kotter est-il tout simplement ce que Breughel imagine, car Breughel est l’écrivain des vies qu’il s’invente, à lui et à d’autres. Dans une représentation où chacun insinue sa voix dans un théâtre infini, une rêverie infinie. Qui est Breughel ? Qui est Kotter ? Le même sans doute. Qui sait ?
En septembre dernier, au Portique, Centre d’art contemporain du Havre, l’exposition Le voyage, par l’Atelier Van Lieshout, nous avait fait découvrir des installations bricolées, destinées à imaginer et construire un avenir incertain, nées d’un « désir collectif de créer un monde nouveau ». Sur deux étages plongés dans la pénombre, des objets rafistolés, des mannequins désarticulés, des instruments étranges, censés maintenir en vie davantage que de soigner, illustraient une forme de violence mais aussi, oui, d’apaisement. Rêver une autre vie, se préparer à un ailleurs, avec presque rien, y semblait presque possible. Joep Van Lieshout avait imaginé un lieu d’où partir pour un voyage, vers une sorte de « terre promise », vers un endroit « meilleur que le nôtre ». Il proposait dans cette exposition, une sorte de boîte à outils pour que chacun s’en empare et y puise de quoi écrire un avenir. De ces quelques objets qui semblaient sortis d’un roman gothique ou de science-fiction, de ces objets insignifiants disloqués, réparés approximativement, apparaissait la possibilité d’oser prendre un nouveau départ, avec ce que l’on a entre les mains, pour un voyage vers une renaissance, vers un espoir, entre fragilité et volonté. Joep Van Lieshout, commentant son exposition, dit qu’il s’agit pour le visiteur, de ressentir, de s’imprégner et de croire en cet univers où tout est délabré mais où « un groupe de personnes très idéalistes sont prêtes à démarrer une nouvelle vie ».
Le Voyage – Atelier Lieshout
En cette fin d’année 2022, l’artiste Michel Blazy lui a succédé et a également disposé ses objets au Portique, pour son exposition Six pieds sur terre. Un cheminement parmi des agencements hybrides où l’artificiel et le naturel se rejoignaient. Un étage était couvert d’un jardin composite fait d’un tapis humide qui accueillait les pas prudents des visiteurs, et où germaient des tiges et des feuilles issues de divers textiles devenus terreau. Ailleurs, s’épanouissait une végétation chétive dont les racines avaient pris naissance au cœur de cordes de chanvre. Ici, dans les replis de tissus éponges, se déployaient de petites plantes frêles. Là des pommes de terre posées sur des paillassons, y puisaient leur nourriture. Plus loin, isolé, un agencement entre des boîtes de conserve rouillées et l’inattendue éclosion de trèfle, de feuilles d’avocat, de succulentes.
D’une exposition à l’autre, ce sont nos fragilités qui étaient mises en scène. Or, chaque fois, un équilibre entre une menace et la volonté têtue de lutter avec les moyens du bord, quitte à partir dans l’inconnu, quitte à associer les opposés, manifestait du désir de durer. L’expression des fragilités suggérant des forces insoupçonnées.
Pendant la même période, avait lieu la 16e Biennale de Lyon, Manifesto of fragility, où, parmi une dizaine de lieux, 200 artistes déclinaient des propositions qui menaient le visiteur à travers les arcanes de toutes les vulnérabilités. Illustrations d’une multitude d’histoires et de réflexions, où chaque création posait la question de l’adversité, de l’instabilité des êtres et du monde. Ces regards divers tendaient à mettre en évidence que la fragilité n’est pas une faiblesse mais est inhérente à nos existences, associée à nos facultés de combattre, résoudre, soigner.
Peut-on en déduire que si la fragilité est à la mode dans l’art contemporain, la résistance est son corollaire ?
Il y a de surprenantes coïncidences. Le samedi 12 décembre 2020, nous apprenions la disparition à 89 ans de John le Carré, immense auteur de la littérature d’espionnage. Deux semaines plus tard, samedi 26 décembre, George Blake, espion britannique et agent double mourait, à 98 ans. Ce pourrait être la conclusion d’un chapitre, entre fiction et réalité, celui d’une époque dont les témoins ne parleront plus. Le chapitre suivant, déjà bien entamé, serait encore nourri des bribes d’un pan d’histoire qui s’est éteint mais qui dure dans des romans, avant de tomber bientôt en désuétude, pour laisser place à d’autres formes de récits qui satisferont aussi les aspirations de notre culture de l’intrigue.
George Blake faisait partie des agents doubles censés être au service de la couronne du Royaume-uni, ces hommes dont les figures sont devenues emblématiques de l’univers de la trahison pendant la guerre froide. Qui, par exemple, n’a jamais entendu parler des Cinq de Cambridge, qui ont travaillé pour l’Union soviétique entre les années 30 et 50 ? Philby, Maclean, Burgess et les autres. George Blake entre en scène en 1944. Il ne fait pas partie des Cinq, il est plus jeune. Il a 22 ans quand l’Intelligence service le recrute. Il n’attend pas très longtemps avant de rallier les services du KGB, en 1950. En 61, Il est dénoncé et condamné à 42 ans d’enfermement. Quatre ans plus tard, il s’évade de sa prison londonienne, réussit à atteindre la RDA et de là, passe à l’Est, où il est bien évidemment accueilli à bras ouverts. Il devient Georgy Ivanovitch, reçoit médailles et honneurs.
Le 27 décembre dernier, Interfax, l’agence de presse russe, a conclu la nécrologie du héros de Moscou, par ces mots : « Le souvenir brillant de Georgy Ivanovich restera à jamais dans le cœur de ses collègues et amis, ainsi que dans l’histoire de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, IMEMO ».
Ainsi, la page est tournée…
L’espion est celui qui détient des secrets et les transmet, tout aussi secrètement, à des instances qui elles-mêmes ne révèleront rien et dont les échanges devront rester éternellement scellés. Comment notre curiosité, cette particularité humaine, pourrait-elle rester indifférente à une telle machine à fiction et à fantasmes. Chaque fois que se trouve révélé un fragment de ces activités occultes, nos imaginaires s’emballent. Le mystère révélé peut alors être sujet à indignation mais souvent plus sûrement devenir celui du début d’un récit où se mêlent le possible et l’inimaginable.
John le Carré est de toute évidence plus célèbre que Georgy le transfuge. En 1948, John, qui par sa naissance s’appelle David Cornwell, a 17 ans et poursuit ses études à Bonn. Il a voulu connaître un autre système d’éducation que celui des pensionnats anglais et étudier la culture allemande. C’est alors qu’il est approché par les services secrets britanniques, lesquels repèrent tôt les jeunes pousses capables des futurs exploits du renseignement. Commence son apprentissage. Dix ans plus tard, David est secrétaire d’Ambassade à Bonn puis consul à Hambourg, des situations idéales pour transmettre des informations confidentielles obtenues de manière très… discrètes. En 1964, il abandonne son rôle dans ce jeu clandestin où en bon patriote il pense avoir rempli son rôle. Peut-être aussi parce qu’il allait être démasqué par la partie adverse. Ou bien encore parce qu’il était depuis peu de temps, devenu un écrivain… Son livre L’espion qui venait du froid venait d’être publié. Dès lors, jusqu’en 2019, John le Carré écrira. Publié en mai 2020, traduit en français, Retour de service, sera donc l’ultime ouvrage, parmi une trentaine, d’un auteur ô combien dispensateur de nos rêves de clandestinité.
Quel que soit son statut, agent secret, agent double, agent dormant, l’espion est celui qui joue un rôle. Il vit sur le mode de la comédie, des intrigues, des cachettes et chausse-trappes chères au théâtre. La trahison, la dénonciation, la dissimulation qui sont tous des ressorts de l’art dramatique. Ainsi que le danger. Cependant, un acteur se montre quand l’espion se cache. L’espace de jeu du comédien est limité à la scène alors que celui de l’espion est celui, vaste de la comédie humaine. C’est pourquoi quand l’acteur, ouvert, offert, nous transporte, l’espion nous fascine parce que clandestin. Nous savons que son monde existe mais il nous est caché, nous sommes ignorants de la pièce qui s’y joue et puisque ce terrain nous est interdit, il contamine nos rêves d’évasion : l’agent secret, joue à être un autre et qui n’a jamais rêvé d’être, même pour un moment, quelqu’un d’autre ? Tout en restant soi-même ? John le Carré ne décrit pas une atmosphère à la James Bond, chez lui aucun gadget, aucune femme fatale, les armes, quand il y en a, sont discrètes et il est parfois difficile d’admettre que les méchants ne sont que méchants, que ceux qui sont censés être du bon côté ne sont pas eux aussi des traîtres. Traîtres à leurs amitiés, aux relations qu’ils ont tissées pour mieux embobiner ceux qu’ils vont, d’une manière ou d’une autre, par séduction, entraîner sans garantie que leur survie est assurée. Les héros de John le Carré ne sont pas particulièrement remarquables, bien au contraire, parce qu’il faut une dose d’insignifiance ou de nature débonnaire pour ne pas trop se faire remarquer. Les grands hôtels ne sont pas les décors de leur existence, mais plutôt les couloirs obscurs de bureaux encombrés, les voyages sous couverture dans des pays dangereux, les appartements dans les quartiers isolés d’une planque. Parfois, certes, on les retrouve au creux de fauteuils d’un club privé où ont lieu des rencontres codées apparemment innocentes. Parfois, aussi, ces rencontres sont effectivement innocentes et ne se font à l’ombre d’aucun soupçon. C’est le cas dans Retour de service. Ce dernier livre ressemble étrangement à un adieu, mais un adieu vers la liberté. C’est ce qui est émouvant pour tout lecteur de John le Carré. Un adieu…
Il n’a échappé à personne que dans la série Quand le passé raconte le futur, aucune femme n’a été citée dans l’évocation des auteurs de science-fiction des années 30 à 50. Etait-il possible qu’un genre littéraire soit réservé aux hommes ? Evidemment pas : Mary Shelley avait inventé la créature de Frankenstein dès 1816. Leigh Brackett est née en 1915, à Los Angeles. Enfant, elle lisait les récits d’Edgar Rice Burroughs et elle en gardera une empreinte certaine, même si elle apporte dans ses créations son imaginaire propre et sa fantaisie. Alors qu’elle a 15 ans, un magazine de SF publie une de ses histoires. Mais c’est à vingt-quatre ans que Astounding Science Fiction publie sa première nouvelle : Martian Quest. Jusqu’en 1943, elle écrit toute une série pour Planet Stories, Startling Stories et d’autres revues. Leigh Brackett a dit que les histoires de Planet Stories et Startling stories, étaient écrites pour divertir, pour passionner, pour donner au lecteur une partie du plaisir que leurs auteurs avaient à les écrire. Et, en effet, à la lecture de ses nouvelles, on ressent parfaitement, le plaisir qu’elle a à créer des mondes étranges. Elle crée un univers de réseaux intra-solaires entre les planètes, où des êtres qui n’ont rien de commun se côtoient, se confrontent. Ses personnages sont eux-mêmes exaltés, tourmentés, en quête de vérité et d’amour, complexes. Elles les transporte dans des mondes fourmillants, où des tribus extraterrestres en errance croisent des terriens chassés eux-mêmes de leur planète. D’anciennes civilisations à l’agonie rusent pour que subsistent leurs derniers représentants. Entre cités primitives et hautes civilisations déchues, entre déserts arides et forêts où la végétation s’enchevêtre et s’enroule sur elle-même comme un être menaçant, des hommes mutants circulent ou bien se cachent, des entités neuves surgissent.
Leigh Brackett, est à l’avant-garde de la science-fiction d’aventures planétaires, le space opera et l’heroic fantasy. Et elle a continué sur cette voie jusqu’à la fin de sa vie. En 1944, elle change provisoirement de genre littéraire pour le roman noir. Inspirée par Raymond Chandler, elle écrit No Good from a Corpse, apparemment jamais traduit en français, mais qui aura un très bon accueil aux Etats-Unis. Un an plus tard, le réalisateur Howard Hawks, qui recherche un scénariste pour adapter le roman de Raymond Chandler, Le grand sommeil, se souvient du succès de No good for a corpse. Il l’a lu et apprécié. Il demande à sa secrétaire de contacter : « le type qui a écrit le bouquin ». Quand la jeune femme se présente, il constate son erreur, et pense être excusé en affirmant que celle-ci écrit : « comme un mec »… Il faut bien dire que les écrivains de science-fiction et de romans policiers, avant 1960, étaient en grande partie des hommes. Et aussi, que de nombreuses femmes écrivaient sous des pseudonymes… masculins. Ce qui évidemment a brouillé les pistes (André Norton s’appelait en réalité Alice Mary Norton, James Tiptree jr s’appelait Alice Sheldon, Catherine L. Moore cachait son prénom derrière ses initiales, quant à Margaret St Clair elle apparaissait souvent sous le nom d’Idris Seabright). Pour se faire un nom, dans ces années-là, il fallait qu’il soit masculin… Malgré ce qui ressemble à un handicap, en 1945, une carrière de scénariste s’ouvre donc pour Leigh Brackett. Romancière de SF, reconnue et souvent primée, elle écrira et co-écrira parallèlement, onze scénarios au cours de sa vie, dont des westerns : Rio Bravo, El Dorado, Rio Lobo et Hatari ! En 1978, George Lucas lui demande de participer à un des scénarios de la saga Star Wars : L’empire contre-attaque. Elle meurt avant la sortie du film. Le fait qu’elle a été scénariste, en particulier pour Star Wars, a parfois éclipsé aujourd’hui dans le public, son travail de romancière. Hors des Etats-Unis, sa carrière d’auteur est quasiment inconnue et, en France, sur un site très consulté, dédié au cinéma, elle est simplement présentée comme LE scénariste du Grand sommeil. Décidément…
Cet article est déjà paru sur le site MCH, faisant suite à l’émission 10mn chronique du 17 novembre 2019, consacrée à Leigh Brackett sur Ouest-track radio dans Viva culture, l’émission de la MCH
Mardi 21 mai dernier, nous étions 700 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Nous étions là pour le théâtre. Je veux dire pour l’art théâtral. Nous sommes venus pour assister à la représentation d’une pièce qui a 2500 ans, imaginée, écrite, de si longue date que l’on se demande parfois comment elle a pu parvenir jusqu’à nous. De tellement loin, comme venue de voix si lointaines qu’il suffit d’imaginer ce long parcours pour que notre place dans ce monde nous paraisse ce qu’elle est : si petite. Cette représentation allait nous plonger dans la Grèce antique, celle d’Eschyle mais aussi celle d’Aristophane, d’Euripide. Et ce voyage dans le temps, Philippe Brunet, metteur en scène et directeur de la Cie de théâtre antique Demodocos, était décidé à nous l’offrir. La pièce, Les Suppliantes d’Eschyle, avait dû être annulée le 25 mars pendant le Festival les Dionysies. Un mois plus tôt, les comédiens n’avaient pas pu jouer et les spectateurs déjà présents avaient dû repartir. Pourquoi ? A cause des masques que portaient les acteurs, dénoncés sur les réseaux sociaux pour racisme. La pièce met en scène les Danaïdes, jeunes filles de Libye venues demander asile aux Grecs de la ville d’Argos. Les acteurs, comme ceux de la Grèce antique, portent des masques cuivrés. La cinquantaine de militants de la Ligue de défense noire africaine, en voyant ces masques ont crié au Blackface, en se référant à un certain théâtre américain du 19e siècle, où des acteurs blancs se maquillaient le visage pour se moquer des Noirs. Si la pratique du Blackface n’est évidemment pas acceptable, le travail des acteurs et du metteur en scène des Suppliantes, était bien éloigné de ce procédé. Le masque est indissociable du théâtre antique, et il revêt selon les personnages, différentes formes et différentes couleurs. Etait-ce une raison pour séquestrer une partie de la troupe, la menacer physiquement et insulter le public ? « A ce procès d’intention, devant ce contresens qui ignore les codes du théâtre dans l’Antiquité grecque, Philippe Brunet a dit : « Le théâtre est le lieu de la métamorphose, pas le refuge des identités. (…) L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre.» Philippe Brunet et sa troupe, n’ont pas cédé, puisque un mois plus tard, le grand amphithéâtre de la Sorbonne bruissait des conversations, avant la représentation, dans une ambiance calme, sereine et heureuse. Nous étions là, je l’ai dit, pour le théâtre et pas pour une polémique qui n’aurait pas dû avoir lieu. Décor simple sur un plateau quasiment nu. Une estrade, entourée de deux panneaux représentant l’un un paysage montagneux surplombant la mer, l’autre des colonnades. Quand il vient présenter le spectacle, ce 21 mai, Philippe Brunet parle de « conjuguer la fraternité et la vigilance ». Il est bien évident qu’il ne parle pas de la vigilance qui dresse les uns contre les autres, dans la méfiance, mais bien de celle qui fait barrière aux influences et aux replis. Les Suppliantes d’Eschyle sont les Danaïdes, les 50 filles de Danaos. Elles fuient leurs 50 cousins, les Egyptiades, qui veulent les épouser et qui les poursuivent. Pour leur échapper, elles traversent la Méditerranée, accompagnée de leur père, et se réfugient en Grèce, pour demander l’asile au roi d’Argos. Ce dernier écoute leurs supplications puis se retire pour demander l’avis de son peuple. Doit-on accueillir les Danaïdes, doivent-elles retourner dans leur pays ? Puis, Danaos annonce à ses filles que le peuple leur accorde ce qu’elles demandent, asile et protection : Courage mes filles, tout va bien avec les gens d’ici. Le peuple vient de faire un vote définitif. (…) Le vote des Argiens ignore l’ambiguïté, et dans mon cœur de vieillard je me sens rajeunir. Le peuple entier, unanime, a levé le bras droit. L’éther a frissonné quand ils ont promulgué que « Nous sommes libres de nous établir dans ce pays d’asile, sans risque d’être renvoyés. Personne parmi les habitants ou les arrivants ne nous saisira jamais, et si l’on nous contraint, les habitants qui refuseront leur secours seront privés de droits et livrés à l’exil.
C’est alors que les navires des 50 cousins, les Egyptiades, apparaissent sur la mer, ils vont accoster. Danaos surveille la mer et s’inquiète : (…) Je vois un navire, aisé à reconnaître ! On distingue bien le gréement de sa voile, et les pontons du vaisseau, et la proue qui par devant jette un œil sur le chemin- (…) On distingue des hommes d’équipage à la noire peau bien visible qui se détache sur les drapés blancs, puis le reste de la flotte et l’entière armada, bien nette, et la nef de tête, près du littoral, bordant sa voile, lance sa rame avec vigueur.
Les émissaires des Egypsiades arrivent. Ils menacent le roi de lui déclarer la guerre s’il accueille les Danaïdes, mais ce dernier répond qu’elles sont libres de vivre où elles veulent et qu’elles peuvent rester à Argos. Les émissaires répondent en termes brutaux.
Ouste ! Ouste ! en felouque de tous vos pieds ! sinon, sinon, raser cheveux, tatouer, et du sang, plein, du carnage on fait sauter les têtes
Les émissaires finalement se retirent, non sans avoir lancé cette menace au roi :
tu viens de soulever le germe d’un conflit puissent les mâles sur les femmes l’emporter
Le roi prend la parole et s’adresse aux Danaïdes :
Quant à vous toutes, avec vos suivantes, reprenez courage, entrez dans notre cité bien protégée, encloses dans le lourd artifice de ses remparts. L’Etat possède de nombreuses maisonnées
La pièce se termine par un chant d’espoir.
Et que le bonheur s’ensuive, au nom des Olympiens ! Mais pour la fleur de mon âge, père, rassure-toi : à moins que ne tombe quelque nouveau décret des dieux, je ne dévierai pas du chemin qu’à suivi mon cœur.
Le spectateur a été immédiatement plongé dans un monde dépouillé, où seuls existent une volonté légitime de liberté, une écoute, un accueil face à la brutalité. Cette simplicité s’exprimait par le chant scandé du texte, en grec ancien et en français. L’alternance des déclarations d’une seule voix par les jeunes filles et les réponses pondérées de Danaos et du roi, berçaient la tragédie. Etait-ce utile de comprendre chaque mot de ce que les Danaïdes clamaient ? Etait-ce indispensable de tout saisir de chaque phrase des discours du roi d’Argos ou de Danaos ? Les menaces inarticulées des émissaires furieux avaient-elles besoin d’une traduction ? Je dirais non. Tout de ce qui se déroulait sous nos yeux était évident. La douleur des Danaïdes, la compréhension, du père, la sagesse du roi, la brutalité des cousins, l’accueil sans condition. On ne pouvait que goûter l’étrangeté des voix unies des Danaïdes dont les sons s’enroulaient dans l’espace, se laisser fasciner par le mouvement des corps virevoltants de ces jeunes filles, le rythme de leurs pas dansants et par leurs postures tantôt implorantes, tantôt farouches. La position hiératique des anciens était étrangement apaisante dans une situation de menace violente. Personne alors dans l’amphithéâtre ne pensait à ces masques qui couvraient les visages des personnages. Quand la pièce s’est terminée, que les comédiens et les musiciens sont venus saluer, l’absurdité même des revendications du mois précédent paraissait déjà très ancienne, balayée par la beauté simple de ce que nous avions vu. Nous étions heureux en sortant dans la rue, d’avoir pu assister à cette représentation qui avait failli ne jamais se faire. Pourtant, une petite question tournait dans ma tête : avant la représentation, pendant, et maintenant encore, nous avions été protégés par la police, postée devant l’entrée de la Sorbonne. Aujourd’hui, être protégé par la police pour assister à un spectacle, cela signifie quoi ?
Depuis que le journal Le Monde m’a annoncé que mon blog.lemonde Qui parle ? allait disparaître (ainsi que tous ceux des autres contributeurs depuis quelque 15 ans), j’ai emménagé ici, dans ce qui me paraît un petit studio à aménager. A meubler, devrais-je dire. C’est peut-être ma faute. Il fallait peut-être que ça arrive. Quand on prend pour titre deux mots de Beckett, il est sans doute logique, un jour, d’être expulsé. Rien à faire, tout à faire.